1 an et quatre mois auparavant

Le 9, l'astroport d'Almogar subit une attaque au mortier. C'était la première fois qu'une arme de guerre lourde était utilisée contre Almogar. Le complexe visé se situait à proximité de l'entrée sud. Les tirs durèrent presque vingt minutes, car l'hélicoptère de combat en alerte permanente qui avait été immédiatement dépêché fut abattu par un missile à sa première passe. Ses deux remplaçants perdirent de longues minutes à localiser et neutraliser la batterie avant de pouvoir s'attaquer au mortier tandis que les deux convois de policiers et de militaires au sol tombaient chacun dans une embuscade. Globalement, l'attaque fit plus de cent dix-sept morts, parmi lesquels on comptait de nombreux membres du personnel de la base. L'enquête révéla que seuls les quatre terroristes qui servaient le mortier furent tués. Le reste des attaquants, dont le nombre était estimé à plus de vingt, s'était évanoui dans le tissu industrialo-urbain qui entourait l'entrée sud d'Almogar, abandonnant derrière eux une masse impressionnante d'armes de guerres et de munitions. Ils laissèrent aussi des documents qui en disaient long sur leur organisation : il ne s'agissait pas d'une petite bande d'amateurs, mais bien d'une véritable armée clandestine, structurée, méthodique, dotée de puissants moyens logistiques et disposant de sources d'information précises et fiables. Les communiqués de revendications diffusés a posteriori se ressemblaient tous : une accumulation de menaces réitérées et de réclamations irréalistes.

À partir de ce jour, les conditions d'accès aux alentours d'Almogar devinrent draconiennes. Les forces de l'ordre, qui comptaient des troupes d'une dizaine de pays, fermèrent des rues entières, établirent des points de contrôle, montèrent des miradors, déroulèrent des kilomètres de barbelés, minèrent des zones considérables, des rues entières, et un parc qu'ils condamnèrent ainsi à retrouver l'état sauvage. En fin de compte, ils minèrent de la même façon toute la longueur des abords de la voie ferrée ainsi que la rive nord de l'autoroute. Cette véritable armée d'occupation qui se mit à camper dans les rues fut reçue de façon très différente par les uns et les autres. Et ce clivage révéla et amplifia les fractures profondes dans la population de la ville. Les contrôles incessants, les fouilles, les retards énormes, les bouchons monstrueux qui en résultaient créèrent une grogne qui pour certains s'envenima bientôt en haine sincère. La réponse des terroristes à la sécurisation des approches de l'astroport ne se fit pas attendre : quatre familles furent massacrées à domicile la même nuit, à l'arme automatique. Toutes ces familles avaient un point commun : l'un de leur membre travaillait à Almogar. La panique qui s'en suivit fut sans précédent. Des centaines d'employés de l'astroport tentèrent de franchir les limites de l'enceinte protégée d'Almogar avec leur famille au complet, ce qui créa un désordre indescriptible, les forces de l'ordre aux points de contrôle ayant des ordres stricts pour ne laisser entrer sur la base que ceux qui y travaillaient. Almogar employait des milliers de personnes qui presque toutes chaque jour retournaient dans leur famille. Des centaines d'entre elles démissionnèrent sur-le-champ, expliquant à qui voulait l'entendre que le chômage valait mieux que la mort. Les dirigeants des forces de l'ordre firent de nombreuses interventions dans les médias pour expliquer et répéter que chaque famille était désormais sous protection et qu'il était impossible qu'un tel massacre se reproduise. Il était vrai que le quadrillage permanent de la ville et la mise sous surveillance électronique de chaque habitation d'un employé d'Almogar qui en faisant la demande rendit la répétition d'une telle attaque simultanée très difficile à mettre sur pied, mais la tension resta.

Deux mois plus tard, un camion suicide parvint à passer les barrages. Il était en route à pleine vitesse vers les citernes du gigantesque dépôt de carburant au nord d'Almogar quand l'hélicoptère de garde le pulvérisa in extremis. Du coup, les points de contrôle furent équipés de matériel lourd, tanks et énormes blocs de béton. Les procédures devinrent encore plus draconiennes. Les bouchons et la grogne s'aggravèrent. Ensuite, les assassinats commencèrent à se multiplier. Les cibles étaient surtout les travailleurs modestes, les cadres étant mieux surveillés. Les défections se multiplièrent de façon alarmante. La capacité d'Almogar à tenir la cadence du trafic vers l'orbite basse s'en ressentit de façon substantielle. Quand, en réponse, on donna à tous les employés le même type de protection, les assassinats se raréfièrent, mais se mirent à toucher surtout les cadres.

Lorsqu'on attribua à Morgan un service de garde du corps personnel pour ses sorties hors de la base, elle découvrit qu'il était sous la responsabilité de Claire, qui vint lui en expliquer les modalités : la garde consistait en la présence d'un agent des forces de sécurité de l'ASI en civil, qui intervenait à la demande de Morgan. Cette surveillance, organisée par l'ASI, se faisait avec la collaboration et en liaison permanente avec les forces de l'ordre civiles et militaires. Claire en profita pour faire la leçon à Morgan sur sa sécurité et lui fit prendre des précautions plus rigoureuses que celles dont elle avait l'habitude. Après cet entretien, Morgan ne partit ni ne rentra plus jamais à la même heure. Chaque jour, elle changeait d'itinéraire, veillant en particulier à ne jamais sortir d'Almogar par la porte par laquelle elle était entrée. À cette fin, et sur la recommandation de Claire, elle se mit à louer des voitures et à en changer très souvent, à l'improviste. Comme il y avait des agences de location dans l'enceinte de l'astroport, on pouvait entrer avec un véhicule et ressortir avec un autre. Cette technique était devenue standard pour les cadres. Cela créait un brouillage permanent du trafic aux portes de l'astroport.

Une ville entière commença à pousser à l'intérieur de l'enceinte de l'astroport, une ville de bâtiments préfabriqués qui, à peine posés au sol, étaient occupés par une famille. On l'appelait AlmogarVille, par dérision et pour la différencier de la ville d'Almogar, qui en tant d'endroits ressemblait plus à un champ de bataille qu'à la ville dynamique qu'elle avait été. Ce mois-là, partout dans le monde, les attentats à la voiture piégée se multiplièrent de façon inquiétante. À Almogar, la cadence passa d'un par mois à un par semaine. Les terroristes avaient trouvé une technique par le truchement de laquelle ils piégeaient une voiture en introduisant un petit robot ménager modifié par leurs soins dans le réservoir. Le robot, une fois activé à distance, se mettait à agiter vigoureusement le contenu du réservoir de la voiture auquel avait été ajouté un émulsifiant, produisant une mousse très inflammable. Un téléphone portable sacrifié servait à déclencher la mise à feu à distance. Les plans ainsi que le mode d'emploi détaillé de cette technique étaient bien entendu disponibles sur le réseau. Fin du fin, le terroriste pouvait utiliser une voiture trouvée sur place. L'incendiaire ouvrait la trappe à carburant d'un coup de tournevis et, en moins d'une minute, n'importe quelle voiture se transformait en bombe. En parallèle, les meurtres par arme à feu se multiplièrent. On estimait qu'il y avait plus d'un demi-milliard d'armes automatiques en circulation dans le monde, c'est à dire hors du contrôle d'une police où d'une armée. On trouvait dans ce stock énorme une proportion stupéfiante d'armes rangée dans la catégorie « armes de guerre », en particulier des fusils d'assaut, redoutables du fait de leur cadence de tir, de leur portée, et du pouvoir de pénétration de leurs munitions supersoniques. De puissants lobbys soutenaient la vente aux particuliers de ces armes sous le prétexte peu réaliste que le fait d'armer chaque citoyen constituait la dernière ligne de défense contre un débarquement des extraterrestres. Par malchance, avec la globalisation des échanges d'information et de biens, il était devenu relativement facile de faire voyager clandestinement ses armes pour des prix modiques. Enfin, la généralisation des systèmes d'usinage robotisés ouvrait la porte à des bricolages redoutables. On trouvait ainsi sur Internet des plans d'usinage pour un fusil de tireur d'élite qui devint célèbre sous le nom de « Terminator ». Un technicien compétent doté d'un robot d'usinage ad hoc pouvait fabriquer l'arme et sa munition en quelques heures. Le fusil en question avait la puissance de feu d'un petit canon : la balle, énorme et hypervéloce, pouvait passer au travers d'un mur. Cette arme, dotée d'une lunette de visé, acquit à juste titre la réputation d'être le must pour réussir un carton jusqu'à plus de quatre cent mètres sur une voiture blindée. Revers de la médaille, elle avait un recul phénoménal : il n'était pas question de l'épauler, il fallait l'adosser à quelque chose de solide. Le rechargement manuel aurait pu en limiter sévèrement l'usage, mais, en réalité, une fois son efficacité devenue légendaire, le fait qu'on avait que quelques coups se révéla amplement suffisant pour l'usage qu'un terroriste pouvait en avoir. En quelques mois, le Terminator devint, pour les dirigeants et les cadres de toutes les organisations, l'arme de choix pour se faire tuer, la plus redoutée.

À partir d'avril, des tirs de roquettes au petit bonheur, comme les palestiniens l'avaient fait sur Israël pendant des décennies, commencèrent à se produire sur l'astroport d'Almogar. Les terroristes procédaient par commando suicide, car l'origine du tir était toujours détectée et les contre-mesures radicales. Leur taux de réussite resta assez faible, grâce au système de missile et de laser antimissile qui défendait les points stratégiques des astroports, et du fait que les factions pratiquant cette technique ne disposaient que de roquettes artisanales assez primitives.

Le 29, le chef de la logistique d'Almogar, un collègue de Morgan, se fit abattre dans le dos d'un coup de Terminator alors qu'il refermait la porte de sa maison. Sa femme qui se tenait de l'autre côté de l'huis fut tuée elle aussi par la même unique balle. Ils laissaient deux orphelins, des petits garçons que Morgan avait tenus dans ses bras. Ils habitaient à Santa-Maria, à cinq rues de la maison de Lise. Le lendemain, Morgan quitta Lise, Esmeralda au bras, pour emménager dans un bungalow à AlmogarVille. Lise lui avait fait le soir une scène très violente. Ayant usé de tout son talent pour convaincre Morgan que c'était la bonne solution, elle avait du se mettre en colère et lui demander de « décamper », répondant aux pourquoi de Morgan par un « parce que j'ai peur pour ma vie » dont Morgan ne fut pas dupe, mais elle obtempéra. Arrivée dans le petit logement sommaire à AlmogarVille, Esmeralda lui demanda quand elles allaient revoir Lise, qu'elle appelait toujours « Lili », et Morgan eut toute la peine du monde à lui sourire, à mentir pour lui répondre « bientôt ». Elles se mirent à faire, le soir, face à un écran, de longues séances de téléprésence où Lise jouait avec Esmeralda, où elles dînaient virtuellement ensemble.

Dès qu'elle le pouvait, Morgan faisait une escapade à Santa-Maria pour retrouver Lise. Chaque fois, elles venaient au contact au premier regard, happées par la force du manque. Dans les bras qui se refermaient, elles se respiraient, se humaient, se caressaient. Au cours des premières minutes, le soulagement après la privation était si grand qu'elles en pleuraient et Lise manifestait son trouble par des tremblements presque inquiétants. Ensuite, comme si elles s'étaient plongées dans la plénitude et la sérénité d'une grande rivière, elles refermaient sur elles-mêmes la parenthèse pour se retrouver et, après de longs baisers, elles commençaient à faire l'amour. Souvent, affamées dans l'après, elles se retrouvèrent dans la cuisine afin d'improviser un souper, pouffant comme des adolescentes. Quand Lise ouvrait un Chassagne-Montrachet, le ton tournait à la quiétude complice tandis qu'elles dégustaient le vin en bavardant tout bas, comme si quelqu'un avait pu les entendre, et venir rompre le charme. Chacune de ces rencontres fut teintée d'un sens de l'urgence d'une dernière fois, en quelque sorte révélé par le compte des bouteilles qui restaient dans la caisse en bois, car il était évident qu'elles étaient prises dans la tourmente des évènements.

Le 4 mai, à l'aube, alors qu'elles s'étaient assoupies sous les draps pour les quelques minutes qui leur restaient à passer encore ensemble, une explosion très forte secoua la maison de Lise. Tandis que toutes les cloisons résonnaient et craquaient, elles entendirent la grande baie vitrée du boudoir côté rue, qui tombait et se brisait. Morgan bondit hors du lit pour prendre son arme de service dont elle ne se séparait plus. Elle se tint accroupie dans la pénombre, prête à mettre en joue un assaillant éventuel. Lise, qui l'avait suivie au sol, lui demanda en tremblant si elle avait vu quelque chose. Morgan lui fit signe de rester silencieuse en portant son index sur sa bouche. Morgan resta de longues minutes immobile et attentive dans l'ombre, tandis que dans la rue un incendie faisait rage dont les flammes jetaient des lueurs fantomatiques sur les murs de la chambre. Enfin, Morgan reçut sur son implant une demande de rapport émanant des forces de sécurité d'Almogar. Elle répondit qu'elle allait bien, demanda ce qui s'était passé. On lui répondit que la police était en route, et qu'elle devait rester cachée en attendant leur arrivée.

La police découvrit que la voiture de location de Morgan avait été détruite par l'explosion du véhicule voisin. Il était difficile d'être certain que Morgan avait été la cible. Claire eut un entretien houleux avec Morgan à qui elle reprocha de ne pas avoir fait appel à un garde du corps comme on le lui avait demandé. Morgan répondit avec irritation qu'elle ne pensait pas en avoir besoin. Claire lui saisit le poignet et lui dit en la regardant dans les yeux :

— JE suis responsable de ta sécurité. Sais-tu à combien nous estimons ton risque ?

— Non, fit Morgan en haussant les épaules.

— Tu es dans les vingt premiers risques les plus élevés de tout le personnel d'Almogar.

Claire marqua une pause pour renforcer la portée de son propos :

« Dans ta situation, il est devenu irresponsable de sortir de la base pour rencontrer plus de deux fois de suite la même personne, au même endroit.

— Lise habite là, et c'est la femme que j'aime !

Elles s'affrontèrent du regard quelques secondes. Claire lui dit avec un soupir :

— Rencontrez-vous ailleurs, et prévenez-moi.

Ensuite, elles allèrent à l'hôtel à Santa-Maria ou à Almogar, jamais deux fois le même. Morgan prévenait Claire et sautait dans un premier taxi, passait à travers un centre commercial pour en reprendre un second. Lise faisait de son côté des efforts similaires pour décrocher un éventuel, et à peine moins improbable poursuivant. La surveillance des hommes de Claire, constante, restait très discrète.

Après quelques mois, il y eut une sorte d'accalmie. L'ASI avait fait pression sur les pays sponsors qui avaient dépêché des troupes supplémentaires. La région ne comptait plus un seul carrefour important sans son point de contrôle fortifié. Seules pouvaient désormais circuler les voitures dont la trappe à carburant avait été modifiée. Les frontières de la zone franche avaient bien entendu été mises sous très haute surveillance : toute marchandise entrante était passée aux rayons X. D'immenses hangars robotisés sous la surveillance des militaires avaient été construits à cet effet au bord de l'autoroute. De nouveaux réseaux de caméras vidéo miniaturisées fixes et mobiles furent déployés dans la ville par les forces de l'ordre. De nombreuses tentatives d'attentat furent déjouées. Souvent, même, les auteurs furent arrêtés. On trouva chez l'un d'eux un véritable arsenal. Dans ce lot, on découvrit aussi une puce encryptée qu'un service secret allié cassa. Dans ces documents, on retrouva les plans détaillés d'Almogar, ville et astroport, avec, secteur par secteur, une statistique quasi complète des déplacements de nombreux cadres de l'ASI, dont Morgan. Claire, à qui le document fut transmis, fut prise de sueurs froides en découvrant que l'une des escapades de Morgan pour aller retrouver Lise avait été suivie de bout en bout. Elle rendit visite à Morgan, mais ne lui en parla pas. Au lieu de cela, elle lui fit ce qu'elle appelait dans son jargon « une piqûre de rappel des consignes de sécurité ». Elle repartit satisfaite, Morgan l'ayant écouté avec attention et l'ayant assurée qu'elle serait de la plus extrême prudence.